La Molimbi, le 10 juillet 1928.
Mon bien cher papa, ma très chère mother,
En attendant le bateau qui doit me transporter d’ici à l’île Idjwi, je vais bavarder un peu avec vous et vous conter quelques détails sur mon voyage depuis que j’ai quitté Kigali, après mon long séjour là-bas avec le major Hoier et l’ami Coubeau.
Je fis le même voyage qu’en avril 1925 … un peu plus confortablement à cause de Philibert !
1ère étape Frimera avec la montée du Djari.
2ème étape Munyachima : on passe, à moitié chemin, au pied de la mission de Rulindo ( Pères Blancs ) et on entre en territoire de Ruhengeri en passant le pont en briques de la Basse. Le gîte est joli et très confortable : maison en briques et tuiles, légumes et fraises au potager du gîte ; c’est la même chose au gîte d’Akimondo, où l’on arrive le 3ème jour, après la grimpette et la redescente du Mont Kabuye ?
De là, on a, en saison des pluies, une vue splendide sur les volcans, mais maintenant on ne voyait pas à 10 km tant les brumes sont fortes. Il pleut cependant beaucoup dans cette région qui, du fait, est très prospère et ne connaît jamais la disette.
Les habitants (des Balera) sont difficiles à conduire, mais solides et travailleurs … autant que peut être un nègre !
Le 4ème jour, on arrive à Ruhengeri. On arrive d’abord par une très belle route à la belle mission de Revaza, grand fournisseur de farine de froment, cigares et « cochonneries » pour le Rwanda et même pour très loin. Petite halte et grande tasse de café ! Au pied, il y a les fameuses chutes de la Mrungwa, sur lesquelles les R.R.P.P. ont jeté un beau pont de pierre.
Ce passage est de toute beauté. En route, ce jour-là, j’ai rencontré deux connaissances allant vers Kigali : l’administrateur de Kisenyi, rentrant fin de terme et de carrière et le contrôleur des douanes de Kigoma, en tournée d’inspection.
J’arrivai fort tard à Ruhengeri pour le dîner qui m’attendait ;.. car j’avais prévenu, connaissant l’administrateur et son adjoint.
Le premier et sa femme étaient en route, ce fut l’adjoint Tolchowasky (surnommé Trotsky) qui me reçut. Je l’avais fort bien connu à Kigali, lors de mon « commandement » ! là-bas ; nous y étions voisins et il venait souvent au bureau m’empêcher de travailler … (car ce n’est pas un as du travail !). Il est revenu marié à une petite juive fort naïve et ils sont gentiment installés.
Je fus très bien reçu : il y avait aussi un agent recruteur de l’U.M., passager, et sa dame et les 2 petites filles du contrôleur des douanes qui préféraient rester à Ruhangeri que d’accompagner le père dans sa tournée. Ruhengeri est d’ailleurs un joli poste et très agréable. Au pied des volcans, à une altitude qui donne à peu près le climat du Sud de la France … un peu froid … de belles allées, des roses en masse, un potager superbe et un champ de fraises ! A part deux nouvelles maisons en briques, il n’y avait guère de changement depuis 1925.
Le lendemain était dimanche et Trotsky ne voulut rien savoir, je ne reçus pas mes porteurs. Je passai la journée avec eux très agréablement.
Vers 2h, on annonce trois anglais … c’était le chef de la police de l’Uganda et deux dames mariées qui arrivaient sans crier gare. L’homme, un vieux bonze, une toute jeune femme de 21 ans, rousse et élancée, et une petite ni jeune ni vieille, ni belle ni laide qui parlait un peu de français. Ils étaient dans un costume … original, les dames, surtout, en pantalons d’homme, étaient réussies, ils venaient de loin ; on leur servit une orangeade bien acide et ils vinrent souper avec nous. Tout le monde parlait heureusement anglais, les uns mieux, les autres moins.
Le « policeman » avait un mois de congé et les deux dames (qui, insistait-il, n’étaient ni ses filles, ni ses femmes) voulaient voir le lac Kivu … et faire du safari à pied … parce que à Kampala, d’où ils venaient, on ne se déplaçait jamais qu’en auto … Pour moi, le Kivu et les volcans, ce n’était pas la bonne saison, car les brumes empêchaient de voir bien loin, mais comme halte à pied, ils étaient servis. Il venaient à pied de Kabale, par le lac Bunyoni et Kigezi et de là, par un sentier passant au pied du Muhavura et arrivant à Ruhengeri … comme grimpettes …. c’était soigné. Le dimanche, ils avaient quitté le camp à 7h et comme ils n’avaient qu’une chaise (tipoye) et ne voulaient pas s’en servir, ils n’en pouvaient plus.
Ils voulaient partir pour Kisenyi le lendemain et le firent.
Le lundi, je partis assez tôt et arrivai au gîte vers midi. La route est monotone, on campe à Nkuli, à proximité de la mission d’Orsankuru des « adventistes du septième Jour » que l’on n’a garde d’aller visiter de peur d’être forcés de boire leur café, aux petits pois grillés ! de ne pouvoir fumer … etc… etc…
Bref, mes anglais me rejoignent à Nkuli, qui n’est qu’à 3h1/2 de Ruhengeri, vers 4h et nous passons la soirée ensemble.
Cependant, ils me donnent rendez-vous à Kisenyi, car ils – les dames surtout – avaient besoin d’un jour de repos avant d’aller plus loin : cloches aux pieds et 36 misères !
Le lendemain, l’étape est jolie comme tout, on traverse la forêt de bambous et on arrive en pente douce à la lisière de la forêt où est le joli camp de la Mestura. Beau hangar, fleurs, légumes, fraises et magnifique situation.
Le mercredi, je dégringole dans la plaine et passe par la mission de Nyondo, grand fournisseur de légumes, confitures et meubles … Un petit arrêt pour saluer les sœurs et les Pères.
Vers midi, j’arrive à Kisenyi. La dernière fois, je n’étais pas passé par la mission et avais pris un sentier qui raccourcit un peu la route.
A Kisenyi, j’étais attendu par le camarade Floribert Colback ( N.B. Léon Haulet épousa Geneviève Colback, sa sœur, en 1940 ) que j’ai vu si souvent à Bruxelles pendant mon congé et par le nouvel administrateur que j’avais vu à Kigali.
Kisenyi est toujours aussi joli et agréable. Il a peu changé. Les commerçants construisent assez bien, mais rien n’est encore achevé, qu’une « villa » pour les autorités du gouvernement.
Deux commerçants, l’administrateur et un vétérinaire et son adjoint sont toute la population résidente. Il y a toujours des passagers qui attendent le bateau ou prennent l’air …, ils sont ordinairement installés sous la tente au bord du lac.
Je campais au quartier vétérinaire, car je mangeais avec le camarade Colback, lieutenant vétérinaire de l’A.B. ( Armée belge ? ) et directeur du laboratoire de Kisenyi ! Il y avait aussi un planteur, M. Durant, assez âgé, qui est temporairement à Kisenyi pour des plantations de tabac (un peu au Nord, se trouve le Bugoye – dont le Bihayi-, dont les tabacs sont réputés) et étant ardennais comme Colback, faisait ménage avec lui.
Je restais à Kisenyi jusqu’au samedi, tout en préparant mon voyage. Le soir, tennis et bain ! Le matin re-bain, il n’y avait pas de tremplin comme à Mushao, mais l’eau du lac est bien plus limpide et il y a une belle plage de sable. Le soir, avec Colback, nous parlions du congé ! Je suis allé visiter le laboratoire qui est très bien installé et s’occupe surtout de fournir aux T.O. et à tout l’Est de la Province Orientale, du vaccin antivariolique, environ 45.000 doses par mois. J’ai vu l’inoculation de la variole aux génisses, puis le raclage des croûtes, puis la fabrication du vaccin en mélangeant ces croûtes à de la glycérine. C’est assez intéressant. Il y a aussi d’autres études et les soins au bétail, aux indigènes et mêmes aux européens des environs … Un jeune planteur, qui a poursuivi un léopard blessé et a dû se battre corps à corps avec la bête avant de pouvoir l’achever est en traitement chez le vétérinaire. Il a de terribles blessures partout, surtout à la tête et plusieurs doigts presque broyés et est en bonne voie de guérison.
Bref, Colback a de la besogne, mais aussi une vie magnifique : très jolie habitation, climat splendide, et toutes libertés …
Les anglais étaient arrivés le jeudi, en poussant des « How sweet ! Nice ! Splendid, etc… ». Ils passaient la journée au bord du lac et la moitié du temps en costume de bain … Le vendredi, j’ai même été invité au « tea » en costume de bain sur le plage … « How wonderful, n’est-ce pas ? »
Le samedi, me voilà parti à Ngoma ( Goma actuel ), à une heure de Kisenyi seulement et en territoire Kivu (Congo Belge). Ngoma est un ancien poste qui a été abandonné, on a reconstruit un gîte d’étape – lieu de convalescence – à proximité, au pied du Mont Ngoma, célèbre par la crevasse dans la terre de lave et par les tranchées belges qui surveillaient la frontière face aux tranchés allemandes du Lu…. (illisible)
Le gîte est en ruine, mais l’emplacement est très joli et même agréable, malgré les coupantes pierres de lave et la noire poussière de la lave. En arrivant au camp, je trouvai là un colon, le vieux Cornélius dit « Pikatembo » ou tueur d’éléphants, célèbre par ses chasses dans le Kivu et le Kenya.
Cornélius a 73 ans et est sec comme un bâton. Il ne parle pas le français, mais le boer ( se rapproche très fort du néerlandais ) et il connaît assez bien l’anglais. C’est un bien brave vieil homme et fort intéressant, car il a eu pas mal d’aventures, de chasse surtout. Plusieurs fois blessé par lions, léopard et buffles. Une fois, en dessous d’un éléphant qui voulut le piétiner, lui brisa quelques côtes puis l’envoya en l’air d’un coup de trompe ! C’est le buffle, dit-il, qu’il considère comme plus dangereux à chasser.
A Ngoma, ancien poste, il y a un agent de la Cie du Kivu, nommé Verbruckt ou « Kanga Collai ». C’est un ex-adjudant, s/lieutenant à titre honorifique pour fait de guerre. Il fit la campagne ici, puis reprit du service en Belgique, en Allemagne occupée. Il n’y a que deux ans qu’il a quitté. C’est le vieux s/officier, militaire jusqu’à la moelle, très serviable et pour qui un grade à l’armée est un brevet, valant toute les recommandations. Aussi, je fus reçu comme une vieille connaissance et il était presque froissé parce que je ne voulais pas prendre chez lui tous mes repas et loger à proximité de sa maison, qui est à 1/2h du sommet du mont où je devais construire un signal. Il est très bien vu par tous les européens et très populaire chez les indigènes ; il a une façon très dure et très joviale de les traiter qui réussit très bien.
J’avais des porteurs du Ruanda pour construire le signal. Heureusement, car la population des environs de Ngoma est rare et très fainéante, aussi surchargée de corvées à cause des construction de routes et portage de matériaux. Le chef de la région, Kayembe, est venu heureusement me voir et m’a fourni tous les matériaux, apportés par des femmes …
Kayembe était jadis un mendiant, lépreux, vivant de la nourriture qu’on lui jetait. Lors de la fixation de la frontière, il rendit service au Gouverneur Henry, qui le soigna et en fit son courrier. En 1914, il rendit de grands services au ??? (illisible) et, de fil en aiguille, fut sacré chef et mwami de toute une région ; il signe maintenant « chef de secteur », nomme des « sergents » et « caporaux » policiers, se balade à âne en grand uniforme kaki … avec boutons du service médical ! Il fait de la très bonne besogne, mais ses indigènes sont des bougres difficiles à conduire et il devient vieux avant l’âge, à force de boire du « pomba ?».
Le dimanche, les anglais vinrent me voir à Ngoma et voir surtout la fameuse crevasse.
Très déçus qu’elle ne menait pas à un cratère de volcan, comme le prétendait un des livres qu’ils avaient lu sur la région ! Il y a, en effet, toute une littérature sur le Kivu et c’est cela qui attire tant de visiteurs anglais ( Ceux-ci avaient déjà été dans l’Uele, aux fermes d’élevage d’éléphants, Api, Faradje, etc.).
Il y a entre autres le « Wonderland of Kivu » d’Alexander Barns, le récit du voyage du prince de Suède, du duc de Wissembourg, etc…
Bref, mes anglais restèrent pour le « luncheon » et partirent pour Rutshuru, en m’invitant à Kampala !
Le soir, j’allais souper chez Verbrukt à 10 m. du gîte. Il venait vers 5h, on prenait un bain dans le lac, puis un petit verre pour se réchauffer, puis on partait à la nuit tombante.
Le soir, pour rentrer, c’était toute une expédition, une lanterne et un soldat, baïonnette au canon et fusil chargé, par devant et idem par derrière ! C’est que la région est très souvent visitée la nuit par lions et léopards. Verbrukt a eu des accidents avec ses travailleurs et c’est la mauvaise saison, début de la saison sèche : les fauves ne trouvant plus assez d’eau dans la plaine de l’intérieur vont, la nuit, boire au lac, mais comme ils n’ont pas encore choisi leur sentier préféré, ils rôdent un peu partout. De même, les cynocéphales (grands singes à longs crocs) vont-ils aussi boire au lac, mais de jour ceux-là. Tous les jours, je voyais passer leur bande 40-50 … galopant sur le mont Goma ; les mâles en sentinelles en avant, en arrière et sur les flancs, toujours aux aguets, et avançant par étape et les mère et les jeunes au centre ; Verbrukt trouvait cela une magnifique « école de soldats en campagne ! »
J’ai dû construire très solidement le signal, à cause de ces habitants qui vont certainement s’amuser à tacher de le démolir … tout au moins à grimper et descendre et ronger les cordes !
De Ngoma, je devais aller à Mobimbi. Je n’avais pu obtenir de pirogues à Kisenyi, elles étaient toutes en route. J’envoyai donc, de Ngoma, ma caravane à pied par le nord du lac à Kateruzi, à l’étranglement de la baie de Sake, avec ordre de m’y attendre et instruction de rassembler des pirogues pour passer les charges quand j’arriverai ; la passe ayant à peine 200m de large.
Moi, je retournai à Kisenyi pour passer encore une journée avec l’ami Colback et m’éviter un pénible voyage dans les pierres de lave. Je comptais partir le lendemain matin avec une pirogue que m’avait promise un chef.
La route de Ngoma à Kisenyi (environ 4 km) borde le lac et est pleine de coins charmants ; les côtes sont fort dentelées et rocheuses, les vagues du Kivu viennent éclabousser la rive en frappant contre les roches, on se croirait à la mer. Toute cette partie est divisée en lots d’un hectare, qu’on peut se procurer pour le prix de 15000 frs et l’engagement d’y construire une villa dont le plan doit être approuvé par le Comité National du Kivu. Quand ce sera bâti, ce sera bien joli et les terrains augmenteront vite de valeur, car Kisenyi est abandonné dans le projet des grands hôtels « Empain », à cause sans doute qu’il se trouve sur l’instable territoire sous mandat des T.O. … et c’est entre Kisenyi et Ngoma, sur territoire belge, que se construira la nouvelle cité balnéaire up-to-date ! mais rien n’est encore commencé, heureusement !
Je préfère cela tel quel. La frontière est très près de Kisenyi et est abornée … ou l’était. Je fus bien surpris de voir un gros tas de pierres au bord du lac sans borne … cette borne très importante a été enlevée par l’administrateur de Rutchuru ( Rutshuru ) pour être envoyée … au Musée de Tervueren ! Voilà quelque chose qui ne fera pas plaisir à M. Maury. Je vais le lui écrire et je pense que l’administrateur en question ne recevra pas de félicitations !
La région de Kisenyi, Ngoma, Mutura, jusque la frontière Nord, fait partie de la réserve de chasse et du parc Albert … absolue défense d’y chasser … sauf légitime défense. Comme je ne chasse pas le gros gibier, ce n’est pas pour moi !
Le lendemain de mon arrivée à Kisenyi, on m’amena la pirogue en question … mais il y avait un énorme trou dedans. Finalement, on en amena une autre, mais au lieu de partir vers midi, nous ne partîmes qu’à 4h.
Le lac était beau, mais la nuit nous surprit à mi-chemin et les pagayeurs ne voulaient pas continuer.
Quelques jours avant, en rentrant le soir de chez Verbruckt en pirogue au clair de lune, pour éviter la marche militaire !, le lac qui se démonte facilement et brusquement et très sérieusement en cette saison, devint si mauvais que la pirogue, cependant excellente, reçut un choc qui faillit verser. Un pagayeur effrayé sauta à l’eau, il y avait Verbruckt « capitaine de la flotte », moi, 2 soldats et 10 pagayeurs. Heureusement, nous étions à 200 mètres de la rive et nous arrivâmes seulement un peu mouillés et le pagayeur un peu plus tard quitte pour la peine.
Seulement, je connaissais le lac et ne voulais rien risquer. Les pagayeurs accostèrent une petite baie, où étaient déjà 3 pirogues de gens qui transportaient des chèvres du Rwanda au Kivu.
Pas une hutte, un bon emplacement pour garer les pirogues, un espace grand comme un mouchoir débroussé et le reste une formidable brousse – à lions paraît-il ! – mais il y avait une bonne provision de bois.
J’avais avec moi ma malle lit, sac literies et une malle avec de la nourriture, plus la valise avec un peu de linge – tout ce qu’il fallait, même ma lampe électrique (je voyage toujours avec le plus de confort possible !). Je fis un bon et frugal souper, un grand feu et me glissai à demi-habillé dans mon lit, à la belle étoile . Il faisait frais, je dormis comme un bienheureux.
Le matin, le lit était mouillé de rosée ! A 6 heures, nous étions partis et à 8, j’arrivais à Kateruzi et retrouvais ma caravane. Mais du côté du nord du lac, pas de pirogues pour passer et les ¾ des habitants du village en fuite pour échapper aux corvées, le chef absent, le sous-chef éclipsé !
Je déjeune et promets aux notables les pires châtiments si n’arrivent pas, à l’instant, des pirogues et des porteurs. Je comptais aller de là en pirogue à la Mobimbi directement ; comme il n’y avait pas de pirogue, je pouvais envoyer ma caravane à Sake, de là à Bobandana, de là à Mobimbi, et moi suivre en pirogue jusqu’à Bobandana.
Enfin arrivent quelques porteurs et quelques petites pirogues.
Mais voilà un policier que j’avais envoyé à Kalehe chez l’administrateur avec un courrier urgent m’annonçant. Il me dit que le chef de Mobimbi, Biglimassi-Sangola est à ma recherche. Que trois grandes pirogues sont venues de Sake et sont parties à Kisenyi pour me prendre et qu’un soldat-courrier d’Usa m’attend en face.
Je me décide donc à faire passer mes bagages de l’autre côté de la passe et de là, par terre, à gagner Mobimbi. Le chemin est montagneux, mais pas long et, ainsi, je serai à Mobimbi ; c’est préférable au chemin de Sake et aussi à attendre les grandes pirogues.
On passe les bagages, puis le pauvre Philibert, remorqué comme une vache et forcé de nager les 200 m ! mais il en a vu d’autres le brave !
Là, un « caporal policier ! » du chef, déjà averti, charge les caisses sur le dos des femmes, tandis que les hommes que j’avais forcés à passer pour aller porter (hommes de Kateruzi, chefferie André) s’éparpillent et échappent à la corvée, malgré quelques coups de cravache !
Moi, en pirogue, je vais accoster un peu plus loin, pour éviter de faire la grosse partie de la route ; le chef Biglimani m’attendait à la rive et me salue avec un « Bonzour Lieutenant » retentissant ! Il me dit qu’il a reçu ordre de ne pas me quitter jusqu’à mon départ pour Idjwi et de faire tout ce que je lui ordonnais ; ça va bien, je grimpe sur Philibert qui est venu me rejoindre et monte vers la maison du chef, suivi par une bande d’hommes battant des mains et chantant en cadence : « Le monsieur blanc arrive, le monsieur blanc est arrivé ! »… pendant environ 1 km !
Les femmes, pendant ce temps, portaient mes charges et ne disaient rien. Les gens de ces régions sont excessivement paresseux et ce sont les femmes qui portent … pour le grand malheur des caisses…
En effet, elles chargent les caisses sur leur dos à la manière d’une hotte ; une corde large est hissée et enroulée 2 fois autour de la charge et est soutenue par le front ! tandis que la caisse s’appuie en bas sur les reins, la croupe plutôt !
La première idée c’est de forcer les hommes à porter, d’abord par pitié pour les femmes, ensuite par pitié pour les caisses car eux portent sur la tête … mais il n’y a rien à faire, c’est la coutume. La plupart des femmes avaient encore un gosse avec, qu’elles juchaient au-dessus des caisses ou qui pendaient par devant en prenant le sein !
Chez le chef, tout était prêt : rations, poules, œufs, lait, chèvre et bois. Je campai là, ce soir-là.
Biglimani est une sorte de géant, avec une tête énorme, des yeux énormes, des lèvres énormes et des membres énormes … Tout est énorme !
Il a une belle maison en briques sèches, couverte de paille, bien propre, avec des photos au mur et dans laquelle il habite, ce qui est encore mieux !
Différence formidable des chefs d’ici Kayembe, Biglimani et André (que je vois plus tard) avec les fameux Watusi du Rwanda et de l’Urundi. Moins racé, pas de prestances, presque grotesques, mais plus dévoué aux européens, employant mieux leur autorité et très friands de tout ce qui vient d’Europe : habits, nourriture, habitudes, enfin plus ouverts à la civilisation européenne. Ils savent lire et écrire et envoient leurs ordres par écrit aux sous-chefs, qui sont souvent leurs fils ou parents.
Biglimani (ou Sangola, nom qu’il préfère, parce qu’un frère de Misinga, qui se trouve dans le territoire de Kisenyi et qui a aidé les boches pendant la guerre s’appelle Bigimane et que beaucoup confondent avec lui ), Biglimani a tout énorme : 8 fils et 8 filles en vie et 9 enfants morts … ses fils sont, ou sous-chefs chez lui, ou à l’école à Bobandana, ou clercs à Kalehe ; ses filles sont, ou chez lui, ou à l’école chez les sœurs à Bobandana. Tous savent lire et écrire, ses filles, m’a-t-il dit, lui font des chaussettes !
Il a évidemment ou plutôt a eu, un grand nombre de femmes et, m’a-t-il dit, était encore fort jeune quand il s’est marié la première fois. C’est à cause des femmes qu’il ne se fait pas chrétien ; il prétend que les femmes sont trop peu fidèles pour en prendre une « par le mariage du chapelet » ! (i.e. religieux).
Le lendemain avec Sangola, je me mets en route pour Mobimbi, qui n’est pas bien loin, mais par un chemin impossible !
La région n’est pas fort peuplée, mais on ne rencontre aucune culture, ou très peu. Il y a de vastes étendues de bananiers (ça pousse tout seul) et la principale nourriture est la banane en fruit ou en farine. Les cultures diminuent à cause des corvées, mais surtout à cause de la paresse des hommes. Tout est couvert de « matete » ou roseaux de 3 m et plus, on avance là-dedans, on ne voit rien, que de temps à autre une petite éclaircie. Nous arrivons ainsi au gîte de Mobimbi, ancien poste. Ce poste qui s’est d’abord et jusque 1912 appelé Bobandana a changé plusieurs fois de place à l’intérieur et au bord du lac. Enfin, il est venu à l’embouchure de la rivière Mobimbi et c’est la mission du R.P. Gilles de Pélichy, qui a pris nom Bobandana.
Je devais construire le signal sur le mont Mobimbi, 20 minutes de terrible montée du gîte. Je campais là au-dessus avec Sangola et sa suite. Les femmes, qui portaient les charges furent licenciées et 60 « Watembo » vinrent pour travailler. Ces Watembo sont des gens de la montagne, et d’une terre qui a été donnée récemment à Biglimani. Race robuste, sauvage, chasseurs et travailleurs du fer.
Le soir même, les mats du signal étaient debout, quoique on avait dû hisser les eucalyptus du gîte au dessus et creuser les trous dans la pierre à la barre à mine.
Le courrier et les pirogues partis à ma recherche arrivèrent avec des charges d’Usa et une lettre de l’administration de Kalehe, me disant envoyer des pirogues et m’attendre à l’île Idjwi et tâcher d’obtenir d’autres pirogues dont celle de la mission de Bobandana.
Le lendemain dimanche, je mets les hommes au travail et, vers 7h, je pars (avec toujours Sangola derrière) pour la mission qui est à environ 1h ½.
Je passe par la maison d’un colon Neven, qui a une concession partant du gîte et le long de la rivière Mobimbi. J’avais rencontré ce Neven à Kisenyi ;sa dame, restée seule, je l’avais vue dans sa plantation lors de mon arrivée, bottée, culottée, un sticks à la main et noire de traces que laissent les roseaux à moitié brûlés, donnant le travail aux débrousseurs et se démenant comme un diable ! Jeune mais laide la petite dame !
Il n’y a encore guère de colons par ici. La main d’oeuvre est rare et le pays accidenté. Les fonds sont cependant fertiles et un autre colon, installé près d’ici depuis 2 ans avec sa dame, Leenaerts, réussit parfaitement bien.
Une bonne route pour piétons nous conduit rapidement à la mission … comme l’horloge de la mission retardait, j’arrive encore à temps pour la grand messe de 8h !
La mission date de 1912, mais est en somme peu avancée point de vue constructions. Les pères sont pauvrement logés et l’église est exiguë. Il y a eu des guerres intestines, la grande guerre, la typhoïde, la grippe espagnole, et … la méfiance et la paresse des indigènes à vaincre.
Cependant, il y a un magnifique et énorme potager, des plantations splendides d’eucalyptus, de belles routes, l’eau amenée de la montagne, un immense marais drainé et converti en terres excessivement fertiles et toujours humides donnant 3 récoltes assurées par an et tout un grand carré de bâtiments construit pour les sœurs, en pierres et briques et, ce qui est joli et fort spécial, couvert en ardoises ;.. cela donne un air d’Europe, que je n’ai pas encore vu jusqu’ici. De plus, l’église nouvelle est en construction et avance rapidement.
Cette mission est dénommée St.-Joseph, Bobandana ou, plus souvent, la mission Gilles de Pelichy. C’est en effet avec la fortune personnelle du R.P. supérieur Gilles de Pelichy qu’elle a été construite ; le père Gilles est un beau vieillard très vert et très accueillant. Il m’a reçu comme une vieille connaissance et m’a fait les honneurs du jardin aux multiples arbres fruitiers, dont il m’a fait goûter les spécimens : mandarines, oranges, pommes-roses, cœurs de bœuf, avocats, groseilles du Cap et de Malaisie, noix d’Amérique, pommes du Japon, papayes, etc, dont j’ai emporté un panier et aussi des légumes.
Il y a, avec lui, un père et un vieux frère, fort insignifiants et 3 bonnes sœurs, dont une est en Afrique depuis 1906 ! sans rentrer. Le R.P. Gilles ne pouvait disposer de sa pirogue avant vendredi et Mme Neven attendait son mari avec la sienne pour mercredi seulement … le recrutement des pirogues allait mal. Mais je suis rentré content de ma visite tout de même, je regrimpe à Mobimbi et envoie, selon les conseils du R.P. Gilles, un courrier urgent à Kalehe où le bateau doit passer lundi soir, demandant de venir me prendre pour me déposer à Idjwi.
Le lundi matin, le signal est terminé, marqué, toiletté, et habillé d’ ???? .
Je déjeune avant de descendre ou plutôt veux déjeuner ; mon abruti de f.f. de cuisinier, que le diable l’emporte, fiche le feu dans la hutte qui servait de cuisine. L’herbe sèche flambe comme un feu d’artifice, rien ne peut être sauvé. Les indigènes crient, flanquent ma tente par terre presque sur ma tête, pendant que je démolis le derrière et la tête de mon cuisinier ! Tout ce qui pouvait être brûlé l’était ;.. Les caisses contenant les casseroles (de belles caisses …… à compartiments !), des boîtes et des ustensiles fondus, perdus ou désoudés, un beau gigot de chevreau tué la veille grillé et des tas d’histoires brisées ou mises hors d’usage ;.. et le plus malheureux, ma belle cafetière et mon pot à lait … que le boy avait juste mis près du feu pour prendre café et lait pour mon déjeuner ! Je rageais et rage encore … il me reste le sucrier et le plateau …
Pour le moment, les casseroles etc. sont transportées dans des seaux, on moult mon café entre 2 pierres et on me le sert dans une théière et tout à l’avenant … J’ai envoyé une demande urgente à Usumbura pour du matériel, d’ici là, je tire mon plan. Ce sont les petites surprises de la brousse et de ces « braves » noirs ! « Sale nègre noir » criait mon soldat !
La colère passée, je suis descendu au poste de Mobimbi et j’attends. Il fait bon ici, ma tente est au milieu des eucalyptus à 10 m du lac, il y a une belle petite plage. Hier, j’ai fait des plongeons en me mettant en équilibre d’abord sur l’avant d’une pirogue … Le seigneur Sangola a sa tente à quelques dizaines de mètres et est là avec sa suite. Il vient de m’apporter ma ration : du lait frais, des œufs bien frais gros presque comme ceux d’Europe, du poisson du lac qui vient d’être pris. Ce poisson est délicieux, presque sans arêtes, comparable, comme structure, chair et saveur à la sole ! Je m’en régale … car l’occasion est rare !
Le soir, Sangola vient prendre un verre de vin, fumer une cigarette et bavarder. Je parle maintenant assez convenablement pour causer de beaucoup de choses ; le zèbre n’est pas bête et s’intéresse beaucoup à toutes sortes d’histoires : il m’a demandé ce que c’était l’électricité, comment était l’armée belge, et si c’était la plus forte armée d’Europe, comment on trait les vaches en Europe et combien coûterait un taureau d’Europe rendu ici pour améliorer la race … (il y avait beaucoup de bétail ici, mais il diminue car les indigènes, contrairement à ceux des T.O. en mangent beaucoup, comme il mangent de tout d’ailleurs, même des œufs !)… Enfin des tas de questions. Il m’a même demandé si le Kaiser était toujours en Hollande …
L’autre chef André, que j’ai vu à la mission dimanche, est chrétien et parle français, mais il manque d’autorité car il n’est pas le chef coutumier. Je l’ai « enguirlandé » en swahili pour l’histoire de Kateruzi devant ses gens ; aussi, il vient de m’envoyer une grande pirogue et 12 pagayeurs pour me rendre à Idjwi, si le bateau ne vient pas.
J’ai maintenant cette grande pirogue, plus 3 moyennes de Kalehe, plus 3 moyennes de Sangola : avec ces 7, je quitterai Mobimbi avec les 40 charges et les 12 hommes de ma caravane, demain matin, à moins que le bateau ne passe me prendre tantôt.
Sangola veut absolument m’accompagner jusqu’Idjwi ; un peu, je crois pour le plaisir de voyager jusque là, surtout en bateau ! et parce que l’administrateur est là-bas et est prévenu de mon arrivé et qu’il tient à ce que je dise bien qu’il m’a bien aidé !
Et voilà ! Je n’ai pas de nouvelles du major, ni de personne. Le dernier courrier, venu avec le soldat ici, m’apportait outre quelques papelards sans intérêt, juste les 3 journaux relatant la « Joyeuse Entrée » de Popold et Astrid à Liège ! merci beaucoup.
J’ai lu le compte rendu d’un bout à l’autre avec beaucoup de plaisir. Quéne affére !
De Tensette, plus rien depuis 1 mois et la dernière de Liège est celle du 5/5, à laquelle j’ai, je pense, déjà répondu. Merci encore cependant ! car je ne les lis pas seulement une fois !
Les vacances seront là quand arrivera cette lettre ; J’espère qu’elle vous trouvera à Hotton sur Ourthe … en plein « enjoyement » d’un congé bien mérité et trop retardé !
J’espère que vous en prendrez plus souvent maintenant.
En attendant de bonnes nouvelles, je termine la tartine mon cher papa et ma chère mother, en vous embrassant, ainsi que toute la famille, petits et grands, bien affectueusement et tendrement.
Très loin de vous, mais toujours auprès de vous en pensées.
Léon
P.S. J’espère que la carte vous servira pour me suivre ! Excusez les fautes, il y en a certainement qui m’ont « hippé » !
Pour être passé en 1987 et 88 par Gisenyi et Goma, je peux confirmer que cette côte du nord du lac Kivu était superbe, elle fut superbement développée par les colons. J’ai eu l’occasion de voir il y a une trentaine d’années, un film documentaire couleurs tourné peu avant l’indépendance, ce film faisait la promo de Goma et Gisenyi, on l’appelait la « Côte d’Azur africaine » … Il s’agissait d’une collection privée, je ne n’ai malheureusement pas trouvé le court-métrage sur Youtube
Léon, l’africain
Il y a un effondrement (une des Rift Valleys) entre deux hauts reliefs, accompagné de volcanisme. Un cours d’eau, qui coulait gentiment de Bukavu vers le nord pour alimenter le Nil et la Méditerranée, se voit barrer la route par les laves des volcans. Il se crée un lac de barrage (Kivu) dont le niveau ne cesse de monter. Arrivé à la cote 1453 (m par rapport à la mer) il trouve une sortie au sud, près de Bukavu, se déverse, par la Ruzizi, dans le lac Tanganyka et, de là, dans le fleuve Congo et l’océan Atlantique.
Au moment de cette lettre, Léon se trouve à Ruhengeri (auparavant allemand), à l’est de l’effondrement, à plus de 1800m d’altitude, aux pieds de la chaîne de volcans Virunga (nom commun qui veut dire « volcans » devenu nom propre). Terres fertiles. Frisquet le soir. Aujourd‘hui, point de départ des touristes qui souhaitent communiquer avec les gorilles.
Il veut aller à Idjwi, île du lac Kivu. Le lac fait 100km de long, elle en occupe 40.
Première étape, il lui faut descendre au niveau du lac, à Kisenyi, localité que les allemands ont transformée en lieu d’agrément (plage de sable fin). Kisenyi est, à l’heure actuelle, l’une des attractions touristiques du Rwanda, avec Ruhengeri et le parc de l’Akagera. Il y a une brasserie (Primus) dont l’énergie provient du captage du gaz méthane (volcanisme) du fond du lac (à sa rive nord, le lac fait 450m de profondeur). C’est à Kisenyi que Soeurette a accouché de Christophe, notre premier enfant (1964).
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Hi Phillipe, are you the son of Marc? I am the grandson of Florine’s.
Hi Richard,
Marc and I are cousins. His father, Léon Haulet, is the older brother of mine, Albert Haulet.
I will contact you privately for more information !
Greetings,
Philippe