Léon, l’africain
Afin de nous comprendre, nous partons du postulat que tout le monde connaît les vins d’Alsace, la plaine d’Alsace, les Vosges, la Forêt Noire et les coucous. Cette plaine est le résultat d’un effondrement, accompagné de volcanisme (Kaiserstuhl) et d’aventures hydrographiques : le Rhin, qui de Bâle coulait vers l’ouest et alimentait la Saône puis la Méditerranée, a profité de cet effondrement pour couler vers la mer du Nord.
Le Kivu, terrain d’évolution d’oncle Léon, c’est pareil.
Il y a un effondrement (une des Rift Valleys) entre deux hauts reliefs, accompagné de volcanisme. Un cours d’eau, qui coulait gentiment de Bukavu vers le nord pour alimenter le Nil et la Méditerranée, se voit barrer la route par les laves des volcans. Il se crée un lac de barrage (Kivu) dont le niveau ne cesse de monter. Arrivé à la cote 1453 (m par rapport à la mer) il trouve une sortie au sud, près de Bukavu, se déverse, par la Ruzizi, dans le lac Tanganyka et, de là, dans le fleuve Congo et l’océan Atlantique.
Au moment de cette lettre, Léon se trouve à Ruhengeri (auparavant allemand), à l’est de l’effondrement, à plus de 1800m d’altitude, aux pieds de la chaîne de volcans Virunga (nom commun qui veut dire « volcans » devenu nom propre). Terres fertiles. Frisquet le soir. Aujourd‘hui, point de départ des touristes qui souhaitent communiquer avec les gorilles.
Il veut aller à Idjwi, île du lac Kivu. Le lac fait 100km de long, elle en occupe 40.
Première étape, il lui faut descendre au niveau du lac, à Kisenyi, localité que les allemands ont transformée en lieu d’agrément (plage de sable fin). Kisenyi est, à l’heure actuelle, l’une des attractions touristiques du Rwanda, avec Ruhengeri et le parc de l’Akagera. Il y a une brasserie (Primus) dont l’énergie provient du captage du gaz méthane (volcanisme) du fond du lac (à sa rive nord, le lac fait 450m de profondeur). C’est à Kisenyi que Soeurette a accouché de Christophe, notre premier enfant (1964).
La vingtaine de kilomètres de lac ouvert qui séparent Kisenyi d’Idjwi sont plus que hasardeux : il peut se lever un vent soudain (zaruba) qui provoque des vagues un peu dans tous les sens (les autochtones disent qu’il bout). On comprend que Léon veuille faire la traversée depuis la rive belge et ce d’autant plus qu’il doit encore y placer quelques points géodésiques. Toutefois, la traversée du fond de l’effondrement (la plaine d’Alsace), de Goma à Sake, ce n’est qu’une plaine de blocs de lave, de savane, de forêt avec leurs bestioles (c’est l’extrémité sud du Parc Albert). Une bonne vingtaine de kilomètres (routes actuelles). Pas d’eau. Pas d’habitants. Sauf, après une quinzaine de kilomètres, sur les versants fertiles d’un groupe de volcans dits sous-lacustres.
Quadrature du cercle : partir en pirogues, longer la rive nord puis la rive ouest jusqu’à Bobindi : poste administratif, mission, civilisation. Puis, courte traversée jusqu’à l’île. Hélas ! Voici le « zaruba », le lac « anachemuka » (= bout), il faut rejoindre la rive, inhospitalière. Le jour tombe (en une demi-heure de temps, on passe de jour à nuit) il n’est que six heures.
S’il avait fait ça quelques 35 ans plus tard, il aurait pu débarquer dans mon jardin et loger chez moi. Pas rester dans le jardin, au bord du lac, la nuit, alors que chaque nuit il y a un ou deux éléphants qui vont s’y laver et boire. Je trouvais leurs empreintes au matin.
Qu’est-ce que je faisais là ?
En 1956 (pas sûr de la date), la Générale ouvre une cimenterie à une quarantaine de kilomètres au nord de Bukavu, rive congolaise. La société de mon père gagne l’appel d’offres pour les transports lacustres et leurs prolongements routiers. Vers le sud, le ciment va à Bukavu et à Bujumbura. Au retour du sud, vient de la tourbe pour les fours. Vers le nord, le ciment dessert Goma et les villes jusqu’au lac Albert. Du nord, vient de la cendrée de lave, extraite d’un des volcans sous-lacustres et destinée à produire une variété de ciment dit pouzzolanique (les Romains connaissaient déjà). Nous avons un port au sud (Bukavu). Pour le port au nord du lac, mon père a choisi un site le plus près possible de la route et de la cendrée de lave.
Sur la photo, on voit le début de la construction des quais et du hangar pour le ciment et rien que des arbres jusqu’à Goma, à 13km de là. C’est à travers cette végétation que mon père a dû construire près de deux kilomètres de route pour nous relier à celle asphaltée Goma-Sake. Goma est passée de dix mille habitants au moment de l’indépendance à 600.000 aujourd’hui ! Les arbres ont disparu : essartages, bois de construction, « makala » (= charbon de bois). Les éléphants ont disparu aussi, les braconniers ayant peu d’égards pour les gardes du parc. Je me demande comment font tous ces gens installés dans la plaine de lave où il n’y a pas un filet d’eau.
Retour des études, j’arrive là en 1959. Mon père a des associés qui s’occupent du Sud, moi je m’occuperai du Nord. Il avait commencé la construction d’une maison. Je l’ai terminée. Quel luxe, pour la première fois de ma vie en brousse : un frigo à pétrole, un groupe électrogène pour le soir, un lit normal au lieu du lit-chambres-à-air, deux fûts de 200 litres d’eau perchés à 6 mètres dans les arbres assurent une douche avec une bonne pression (mes précédentes douches étaient un fût sur un perchoir avec une poignée à tirer verticalement pour faire couler l’eau). Mon travail démarrait à l’aube : bateaux camions. Dès que le coup de feu est passé, alors que je remonte du port à la maison, souvent, une minuscule pirogue toute tordue avec trois pygmoïdes à bord, attend mon passage pour ferrer un tilapia à l’aide d’un harpon. Le cuisinier attend aussi ce moment. Bref, le temps que je me débarbouille, je trouve deux filets de tilapia au petit déjeuner.
Le jardin est en train de prendre forme grâce à la couche de terre qui recouvre la cendrée de lave. Tant qu’à l’évacuer, les bennes la portent là. De partout où elle va, ma mère ramène des boutures de fleurs, surtout des bougainvilliers.
C’est là que j’allais vivre avec ma future femme. Les désordres, suite à l’indépendance, en ont décidé autrement. J’ai quitté en janvier 1961.
Ces nouvelles nations sont à la source du désespoir de Philippe qui a du mal à retrouver les noms de lieux mentionnés par oncle Léon. Normal. D’une part, des lieux qui avaient alors quelque importance ont été délaissés pour d’autres jugés plus appropriés. D’autre part, les noms changent au gré du pouvoir politique. Exemple simple : Usumbura (orthographe internationale) est Ousoumboura dans les cartes françaises et Oesoemboera dans celles de l’administration belge. Autre exemple : Léopoldville, Elisabethville, Stanleyville, Jadotville etc retrouvent leur nom indigène : Kinshasa, Lubumbashi, Kisangani, Likasi. Plus compliqué : Butare reste Butare pour les « wadaki » = allemands, devient Astrida pour les belges, redevient Butare à l’indépendance, est renommée officiellement Huye par les gouvernants actuels, mais pour la plupart des rwandais elle est restée Butare. CQFD
Stefano Busin