Lettre 11




Katshubhu, le 27 juillet 1928

                          Mon bien cher papa, ma bien chère mother,

Je pense que je vous ai quittés, il y a 15 jours, à la rivière Mobimbi ; je vais vous conter mon voyage dans l’île d’Idjwi.

J’attendais à la Mobimbi le steamer ( ?), mais pas de bateau le mardi, ni le mercredi matin. J’avais des pirogues dont plusieurs fort grandes et vers 9h la … flottille se mit en route. Il y avait 6 grandes pirogues pour moi, mon personnel et mes bagages (sauf Philibert et le palefrenier envoyés m’attendre à Kalehe), plus 2 grandes pirogues pour le chef Biglimani qui voulait absolument m’accompagner … ça faisait 8 embarcations avec une soixantaine de pagayeurs. Moi-même, j’avais une grande pirogue de 11 pagayeurs et on allait bon train. Heureusement car nous étions partis tard et il y a 5 heures de traversée, dont 3h ½ très loin de la rive.

Vers 13h ½, on s’arrêta à la petite île de Ndagambwa et à 15h 1/2 , nous accostions au Nord de l’île Idjwi, au poste à bois du steamer : Kihumba. Il était temps, car le lac devenait très mauvais. Le « capitaine » du steamer avait accosté là le matin, et était parti à Kisenyi, comptant me prendre le jeudi à la Mobimbi … Il paraît qu’il ma cherché pendant deux heures à la rive le jeudi … il aura juré ! moi, j’étais déjà à Moganzu, à 1h ½ de Kihumba et sur une crête, en train de construire le signal.
La population d’Idjwi est un ramassis de toutes sortes. Tous les indésirables des rives du Kivu se sont, depuis longue date, donné rendez-vous là-bas. Il y a des Bas … (illisible), des Banyabongo, des Bahavu et beaucoup de Banyawas. On y parle tous les dialectes du Kivu, mais surtout le kinyarwanda dans le Nord et le Bashi dans le Sud, avec certaines différences.
Les gens sont encore peu soumis au chef et à l’européen. Cela découle de leur origine même et du pays qui est  ….(illisible)

La population de l’île est groupée par paquets avec de grands espaces vides, surtout vers l’Est, où ce n’est que forêt et pentes abruptes.
Le Nord est assez peuplé, mais c’est dans le Sud que se trouvent les meilleurs terrains et le plus de population.
Les femmes d’Idjwi sont assez caractéristiques ; les jeunes filles portent un espèce de court jupon formé de fibres de bananiers tressées et de cerceaux de jonc tressés.
Le chef titulaire d’Idjwi est le vieu Bera. Il est certainement d’origine des T.O. et on pourrait le confondre avec un vieux chef murundi ou munyarwanda. C’est un vieil abruti, tout son temps il le passerait, si on le laissait faire, dans une sale hutte au milieu de ses femmes … la plupart fort jeunes. Ses fils gèrent plus ou moins ses terres, plus mal que bien. On lui a donné toute l’île, quoiqu’il ne soit de droit que chef du Nord. Les populations du Sud d’Idjwi ont, en effet, en 1914, livré l’île aux boches. Une garnison de 50 soldats avec un officier et l’administrateur ont été pris dans un guet-apens par les boches, guidés par les indigènes et faits prisonniers. Plusieurs soldats, qui s’étaient sauvés, ont été tués par les indigènes .. . Il y a encore, dernièrement, un des meurtriers qui s’est fait prendre … vieille rancune !

A Moganzu, j’avais reçu un mot de l’administrateur de Kalehe (qui a l’île dans son territoire) disant qu’il se trouvait au Sud de l’île et qu’il me retrouverait au Mbene, où je devais me rendre pour construire au Signal.
Le dimanche, je partis donc vers le Mbene qui est à la pointe Sud-Ouest de l’île. J’envoie mes porteurs par la route, ils devaient être relayés en route car l’étape est très longue … ils partirent à 7h30 … et les charges arrivèrent au Mbene portées, la plupart, par des femmes ! à 18h30 !
Moi, flanqué de Biglimani-Sangola, qui ne me quitte plus, et du vieux Bera, ridicule dans un costume, soi-disant européen, en toile avec chapeau mou ! je descends au lac et m’embarque à 9h, toujours en pirogue. Il y a aussi 5h de traversée, mais en longeant la rive, et le lac était très calme. A 14h30 nous arrivions à Mbene.

Mbene est l’actuelle résidence du directeur général-administrateur des entreprises de L.L.A.A. les Princes de Ligne, l’ex- commandant Clairbois ancien commandant à l’Etat Major de la Force Publique à Boma et ancien commandant des troupes des T.O. à Usumbura ! etc.. etc….
J’avais très bien connu le Cdt Clairbois à Usa – il a remplacé le major Hoier à son congé en 1925, époque où je suis passé de la Cie du Ruanda à la Mission. J’avais souvent été invité chez eux avec le Cdt Joris, à chacun de nos passages. Je fus donc bien reçu encore. Sa dame, que je connaissais également, était là et un héritier que je ne connaissais pas, car il n’a pas 2 ans. Il y avait également M. Verdonck, l’administrateur du territoire et sa dame, le docteur Houart de Huy, le sous-directeur, ancien administrateur, François et sa dame, le comptable, le secrétaire et un adjoint … plus 3 artisans venus en canot de Bukavu pour visiter un four à chaux !
Quelle colonie ! et ça dans un maison en pisé à moitié achevée et déjà décorée de mille bricoles. A l’extérieur des tentes, des caisses, des morceaux de hangars et de maisons, encore des tentes et des caisses, des poules, des cochons, des canards et tout le bazar dans le grand désordre d’une installation.

Le Cdt Clairbois a quitté la F.P. au début 1926, à la suite de palabres avec les autorités et est revenu mi-26 comme régisseur des biens des princes de Ligne en Afrique. Il avait été délégué par le gouvernement en 1925 pour accompagner un des princes qui faisait un voyage de reconnaissance au Kivu, pour y chercher un domaine pour son second fils, un bébé, dans le but de lui constituer un patrimoine … tout en soignant, pour le plus grand bien-être des indigènes ?!

C’était encore avant la ruée des colons et planteurs de café … les terrains libres étaient nombreux, la main-d’œuvre abondante … bref, le bon moment. Le prince se fit donner en location plusieurs vastes et beaux terrains sur la rive Ouest du Kivu et passa avec le Gouvernement un accord pour l’île Idjwi.
En grandes lignes, il consiste en ceci : (à peu près !)  le gouvernement donne aux princes de Ligne 500 hectares dans l’île Idjwi ; le droit exclusif d’y recruter des indigènes travailleurs jusqu’à concurrence de 1/5 de la population ; le droit d’y acquérir de nouveaux terrains.
Les princes de Lignes s’engagent : pour chaque nouveau terrain qu’ils prendront, à mettre en valeur la superficie équivalente, soit en champs, soit en forêt, au bénéfice de l’indigène ; de construire un hôpital à Idjwi et d’y avoir le personnel médical nécessaire pour toute la population ; d’acheter aux indigènes tous les produits qu’ils présentent en vente au prix du marché ; de mettre l’île en valeur, d’y faire des routes, etc…
Les de Ligne ont fait deux ou trois voyages, ils ont recueilli d’autres millions, dont chez le comte de Liedekerke, et ont donné pleins pouvoirs au Cdt Clairbois.
Celui-ci a mis en valeur plusieurs terres à l’Ouest du lac, dont celle de Birava qui est, paraît-il, un modèle et que je verrai un de ces jours en descendant vers le Sud. Il a commencé seul, puis avec un, deux et finalement 17 adjoints … on en attend encore !
Les terrains de l’Ouest du lac sont, si pas mis en valeur complètement, du moins en bonne voie de l’être. Plusieurs européens sont là pour continuer la tâche, mais la grosse besogne est faite : le défrichement et la première plantation … évidemment presque tout est planté de caféiers !
Maintenant, on défriche sur l’île Idjwi, qui doit devenir la plus importante des concessions de Ligne. Un domaine au Sud, environs du Mbene, et un domaine au Nord, environs de Moganzu, presque tout vers l’Ouest.
Au centre de l’île sera l’hôpital pour lequel les plans seront faits par Jaspar.
Pour le moment, on s’occupe surtout du Sud et, après avoir abrité les européens et fait des pépinières de café, thé, lin, arbres etc.. on construit un dispensaire énorme et provisoire et on défriche les terrains pour la prochaine saison des pluies.
Comme travail réalisé, c’est bien, même très bien. Comme méthodes, ça laisse sujet à discussion. Il y a beaucoup de bon.

D’abord, le Cdt Clairbois prétend qu’un colon doit, au Kivu, pouvoir se nourrir lui-même, sauf pour quelques rares denrées ; aussi y a-t-il déjà poules, canards, cochons, bétail de boucherie et laitier, dont on tache d’améliorer les races, aussi potager et arbres fruitiers en masse, plus, évidemment, le poisson du Kivu. Également des champs de pommes de terre, froment, orge, seigle et même houblon pour la bière … C’est autre chose que les colons du Kivu, à part de rares exceptions (et que beaucoup de missions même !) qui plantent du café et mangent … (illisible ! ), depuis le premier jour jusqu’au dernier.

Le service médical sera bien organisé. Il y a déjà un médecin dans l’île et 2 infirmières diplômées à la rive ouest plus des infirmiers noirs. Le matériel pour l’hôpital : lits, matériel complet de laboratoire, de salle d’opération, pharmacie, instruments, etc… etc… tout est très soigné et déjà sur place.
Cela sans doute fait honneur aux de Ligne et fera beaucoup de bien à la population.
Le tout est d’ailleurs installé grandement et … à grands frais. Personnel européen nombreux et bien payé ; autos, motos, canot automobile sur le lac ; meubles, fournitures de toutes sortes, outillage de tout espèce : de menuiserie, de travaux agricoles (charrues, chariot, etc…), même toute une usine pour décortiquer et trier le café (qui doit encore pousser). Bref, rien ne manque. Mais combien de millions seront dépensés avant que ne rapportent les premiers caféiers ?
Le Cdt Clairbois me dit : « il vaut mieux dépenser 100 frs qui rapporteront 1000 frs dans 3 ans, que d’en dépenser 10 qui en rapporteront 100 dans 5 ans ». C’est très vrai, mais peuvent raisonner comme cela les gens qui ont des millions disponibles et pouvant être immobilisés pendant longtemps.
Voir loin et voir grand ! pour ça, il faut « les avoir ». Quant à leur méthode avec les noirs, c’est une autre histoire.

Le prince de Ligne veut le plus grand bien des indigènes … et va être un vrai père pour les noirs !
Il y a, tous les jours, environ 500 travailleurs au seul Mbene. Ils touchent 0f.50 par jour, plus du sel, plus du maïs, plus un pagne par mois de travail. Mais ceux-la sont les auxiliaires ; de ces 500, il y en a environ 100 qui sont travailleurs par contrat : outre leur salaire, ils sont logés, ont couverture, fez, capitula et vareuse avec une couronne énorme sur le ventre …, la couronne fermée des de Ligne s.v.p. ! (ce qu’on la voit cette couronne, elle est dans tous les coins … sur tous les papiers … et sur la botroûle des noirs !)
Ce n’est pas tout, quand la première installation sera faite … le programme est celui-ci :
La Linéa (c’est ainsi que s’appelle la compagnie) défrichera avec ses machines, mettons 200 hectares de terrain par-ci, 200 par-là, etc… ; chaque fois, elle plantera 200 hectares pour elle et 200 pour l’indigène et y mettra même les semences de plantes vivrières ou de café, au goût de l’indigène. Ce dernier se reposera dans sa hutte et regardera pousser le bazar, de temps en temps, il enlèvera les herbes. Pour cela la Linéa lui construira encore une hutte, l’habillera, payera son impôt et lui donnera une vache dont un jeune sur deux sera pour lui ! Ce jour-là, l’indigène sera peut-être content ;.. moi, je ne crois pas ! Il lui faudra alors une automobile, et quoi encore …, ou il enverra la Linéa promener et ira vendre sa vache et le café de ses terres ailleurs ! Mais çà, c’est une question d’opinion … qui vivra verra. En attendant, les princes de Ligne se posent en philanthropes et dépensent des millions … pour l’indigène ; qui voit un peu plus loin sait fort bien que, comme tout le monde et au même titre que le moindre petit ……. ( bas de page manquant !)

… le plus possible … c’est facile de faire le large quand on sait que dans 3 ans, un million de caféiers rapporteront au bas mot 10 millions de francs … tous frais payés ! Et puis, ce n’est pas dans 3 ans que ça intéresse les de Ligne, c’est dans 10 ans et même plus tard, quand, finalement, tout Idjwi sera leur domaine, habitants compris et que chaque année Idjwi fera rentrer de quoi redorer en diamants le blason !  Ils n’ont pas tort et leur méthode est humanitaire, donc ils ne font que du bien aux indigènes.  Mais ils ne doivent pas se poser en philanthropes !

Il reste à voir s’ils font du bien au pays … La richesse d’un pays n’est pas tant dans les affaires des grosses sociétés que dans la prospérité des petits colons.  Or, la manière de traiter les noirs à la Linéa fait grand tort à tous les autres colons.  En effet, si il faut y aller à coups de millions, d’hôpitaux, de sacs de sels, de vaches etc… tous les petits colons qui n’ont pas des millions de capitaux derrière eux peuvent plier bagages et rentrer en Europe :  ils ne sauraient pas tenir.

La mentalité du noir traité de cette façon devient d’ailleurs désastreuse.

Voyez les 500 travailleurs du Mbene.  Ils sont très peu surveillés par des capitas (de connivence) … sont à 2 ou 3 pour faire la besogne d’un homme ; comme école de travail dont ils ont tant besoin, ce n’est pas cela … et pour cela, ils touchent un bien beau salaire.  Que dire alors des permanents qui, affublés de leur vareuse à couronne, se croient tous « capita » et ne fichent plus rien … ils en sont arrivés que pour porter une caisse sur un trajet de 50 m, ils tendent déjà la main pour le « matabiche ». J’en ai vu demander le matabiche avant de travailler le matin … parce qu’ils étaient à l’appel …

On n’a pas idée de la mentalité du noir en Europe, ce n’est pas avec la vareuse à couronne et les mots doux qu’on les mène ;  toute leur intelligence est dans leur … derrière et c’est la chicotte qui compte chez eux … on l’a supprimée presque partout cette chicotte, beaucoup trop tôt, on s’en repentira.  Je ne veux pas dire par là qu’il ne faut  …. ( bas de page manquant !).

…. Une partie raisonnable des formidables bénéfices que font les planteurs de café ne doit pas être justement répartie aux travailleurs en leur donnant une hutte convenable et un salaire juste.
Il ne faut pas non plus traiter des esclaves d’hier, mieux que l’on ne traite les ouvriers chez nous ! Je proposerais aux petits employés qui triment en Belgique pour 500 et 600 frs par mois de postuler une place d’indigène de l’île Idjwi!
Le personnel blanc est aussi gaspillé à la Linéa. Le Cdt Clairbois travaille beaucoup lui-même, mais n’a pas l’air d’avoir le tour de faire travailler les autres.
Nous avons remarqué M. Verdonck et moi que 2 tout jeunes agents au Mbene, travaillaient effectivement à peu près 3h par jour.
Enfin, on discute beaucoup au Kivu. Surtout les colons qui ont tellement dur déjà d’avoir de la main d’œuvre côté Ouest Kivu. Je ne crois pas que la Linéa fera du bien au Kivu en général, mais si elle continue à être bien dirigée, je suis certain qu’elle rapportera gros à ses actionnaires !

Je suis resté plusieurs jours au Mbene. Sur la hauteur où je devais construire le signal, on avait construit la maison du docteur, juste au-dessous de l’ancien point ! Je dus mettre le signal à côté.
M. Verdonck, l’administrateur, m’a bien aidé. C’est un très gentil garçon, très capable et très estimé. Les indigènes le nomment « Funga-Funga », ou « celui qui met dans la boîte » … car il n’est pas tendre avec les fainéants ! Il m’a parlé longuement de la Linéa, des colons du Kivu et surtout des indigènes de son territoire : île Idjwi et toute la rive Nord-Ouest du lac, jusqu’au Sud de Kalehe. Ce sont des gens qui ressemblent fortement aux gens des T.O. En général, un peu mieux bâtis et plus fort, mais ayant un peu moins d’enfants. Comme organisation de chefferies, c’est sensiblement la même chose, comme pas mal de coutumes. Comme habitation, c’est la même hutte ronde. Il y a aussi du bétail partout, mais sensiblement moins. Comme costume, celui d’ici est encore plus réduit, les hommes ne portent comme tout vêtement qu’un morceau d’étoffe grand comme un mouchoir de poche.
Comme nourriture, les gens d’ici mangent de tout, mais les plantations de féculents sont rares. Aux T.O., les vivres paraissent plus abondants. Ici, la banane domine .. . et la bière.
Comme mentalité, l’indigène d’ici est déjà plus évolué et plus habitué à l’européen et aux méthodes de civilisation. Comme amour du travail, ils se valent … et, à peu de choses près, comme courage également.
Bref, la population, à cause du contact avec l’européen plus prolongé, a plus évolué que dans les T.O.. Je parle des rives du lac, car pour Idjwi, ils sont restés tout aussi primitifs. On remarque d’ailleurs, aux T.O. mêmes, la même différence avec les gens de l’intérieur d’avec ceux de la plaine bordant le Tanganyka, qui sont beaucoup plus avancés.

A quelques heures du lac, il y a les grandes chaînes montagneuses couvertes de forêts. Là, vit, relativement en paix, toute une population encore primitive et d’un caractère tout différent. On les nomme les Watembo. Quant aux chefs, j’ai vu avec peine … que le brave Sangola était une exception. Cela aurait été trop beau !
Le vieux Bera de l’île Idjwi n’était pas brillant. J’ai vu 2 autres grands chefs ici : le mwami Bahole, roi des Bahavu … un gamin de 17 ans, fainéant au possible et bête par dessus le marché et le chef Katana, de descendance nettement arabe, qui n’a pas l’air plus malin ni plus courageux au travail.
Le premier est venu avec moi au signal de Tembera – Nzogero, le second est ici pour le moment. Ils n’ont pas très grande autorité et ne cherchent pas a en avoir, ils sont toujours avec 5 ou 6 de leurs policiers et le plus souvent possible dans une hutte avec leurs femmes et des cruches de bière !
Ils sont évidemment assez ouverts aux méthodes européennes et moins faux que les Watuzi. Ce sont d’ailleurs presque tous des chefs imposés par le blanc et qui jouent le rôle de capita. Ils … ( bas de page manquant !).
On a tendance à leur préférer les Watuzi, à cause de leur prestance. Ici, la plupart des européens en ont une haute opinion. C’est un tort, car, quand on les connaît à fond, on voit qu’ils (les Watuzi) ne valent pas lourd et sont contre l’européen. Les sous-chefs ou chefs de colline « ishario » en Urundi et « Kilongozi » au Ruanda sont ici « mutambu » ; leur autorité varie beaucoup avec l’individu !
Il y a heureusement des chefs comparables à Sangola dans le Nord et surtout à l’intérieur.

J’ai quitté le Mbene le 20.
La veille, une partie de mes bagages étaient déjà partis pour Kalehe. M. Verdonck était rentré à Tshegera et Sangola à la Mobimbi. On n’était plus que 9 à table chez le Cdt Clairbois … quel mess ! Je ne voudrais pas une vie pareille. Pour la pauvre Madame Clairbois, ça ne doit pas être bien agréable ; elle n’est jamais une minute tranquille, toujours du monde, car toute la colonie du Mbene mange ensemble chez elle !
Je me fis aussi une remarque assez intéressante.
J’avais connu le Cdt Clairbois à Usa – commandant des Troupes T.O., big chief, président du club, maison magnifique, réceptions, toujours tiré à 4 épingles …
Je l’ai revu au Mbene, M. Clairbois (malgré tous ses titres) maison déjetée, devant mettre de l’eau dans son vin pour satisfaire et les princes de Ligne et ses subordonnés, sans relations, sans distractions courant partout du matin au soir en capitula, plus ou moins propre et mal rasé … Je me suis dit : pour quelques milliers de francs par an que tu gagnes en plus (et ce n’est pas lourd) c’est le payer fort cher !
Chacun son goût … il deviendra peut-être millionnaire.

Le 20, je suis donc parti en pirogue de Mbene, car le canot devait aller ce jour-là à Bukavu, et suis arrivé en 3h à Kalehe. Kalehe est un assez joli poste sur une presqu’île assez surélevée. C’est le chef-lieu du territoire de Buhavu et poste d’accostage pour les …..du Kivu……..( illisible).
Il y a une maison à la rive, et une au plateau. Une maison pour l’administrateur, deux pour ses adjoints. Des magasins, camps pour soldats et travailleurs, camps de chefs et un seul commerçant qui est en même temps colon. C’est tout. Et le tout est noyé dans les eucalyptus. Je ne voudrais pas y rester.
C’est une maladie au Kivu, je pense,…pas de potager…ni d’élevage, les blancs reçoivent leurs légumes de Nyondo! mission près de Kisenyi!! Il n’y avait personne au poste.
Le 21, je suis parti avec le Mwami Bahole à Tembera Nzogera, moitié à pied, moitié en pirogue. C’est un sommet sur la montagneuse presqu’île du Mabula. Endroit pas très agréable, très chaud pendant la journée, très froid et exposé au vent le soir.

Le 24, je revenais à Kalehe. L’adjoint à l’administrateur était rentré de route et je mangeai chez lui. Le 25, je donnai « repos » à mes gens qui en avaient besoin ! je retrouvai Philibert en bonne santé …
Un incident ! Le f.f. cuisinier qui avait mis le feu à la cuisine et détruit les ¾ de mes cantines, égare une belle grande marmite dans laquelle on cuisait l’eau d’habitude. Un indigène avait, paraît-il, pris cette marmite pour puiser de l’eau au lac et l’avait laissée partir à la dérive. Le cuistot, menacé des pires châtiments, s’en alla à la recherche de la marmite et … ne revint plus ; j’envoyai des policiers du poste à sa recherche, mais il avait déjà fui trop loin … Ce n’est pas une grande perte … mon boy fait aussi bien la cuisine que cet animal … mais, un boy pour tout, c’est trop peu et ici, rien à trouver. Il paraît que mon vieux cuisinier est à Shangugu, si c’était vrai, dans une quinzaine, je l’aurai repêché !

Et le 26, je suis arrivé ici … Le signal traîne parce que la région est totalement dépourvue de bois et qu’on m’en cherche à la forêt qui est à plusieurs heures d’ici. J’ai fait chercher des eucalyptus à Kalehe ; il sera achevé demain ou après-demain.
Ca fera le sixième, ce moi-ci. Vu les distances qui les séparent, ce n’est pas trop mal. Surtout que j’ai un …( portion manquante ! ). …
C’est ici que le chef Katema est arrivé. Il dépend du territoire de Kabare (près de Bukavu).
Il a, avec lui, une bande de policiers qui m’ont bien fait rire … ces zèbres ont inventé de porter un fusil ! Le fusil est en effet le grand insigne des soldats et fait toute leur autorité ;..
Donc, les policiers ont tous un bambou un peu plus large à la base qu’au bout, avec une ficelle en guise de bretelle et bien coupé à la même hauteur qu’un fusil.
Ils se baladent ainsi, l’ « arme » sur l’épaule et manoeuvrent comme des jass…. ! tantôt est-ce qu’ils n’arrivent pas à 4 de front et est-ce qu’ils ne me présentent pas l’ « arme » avec le plus grand sérieux … des gosses jouant à la petite guerre ont l’air bien plus intelligents ! Je suppose que c’est un ancien soldat qui, devenu « chef de la police de Katana » ! a regretté son fusil et en a inventé un qui, s’il ne tire pas, peut servir de bâton et a le grand avantage de ne pas peser lourd ! J’ai déjà remarqué en plusieurs endroits que les nègres s’amusent fort à singer les soldats et que les chefs sont très friands des « honneurs militaires ». Tout près d’Usa, le chef Bikirobe (ex-propriétaire de Philibert) avait aussi sa garde … et un clairon qui sonnait au « chef de corps » à son approche ! Et voilà encore une longue tartine de pondue ; comme toujours, je me laisse aller à bavarder et à raconter beaucoup de choses qui n’en valent pas la peine, ou a ériger en principes des appréciations toute personnelles ! Enfin, ça me fait plaisir de bavarder ainsi et à vous peut-être aussi !

Dimanche ou lundi, je descends vers le Sud. Je m’arrêterai, je pense, à la mission de Katana, dont on dit merveille et qui est à 3 heures d’ici. De là, j’irai à un autre point Nyabungwe à 4 heures au Sud. Je passerai par d’autres concessions de Ligne et même on m’a dit que je trouverai l’ex 1er sergent-major des mitrailleurs d’Usa, le vieux brave Lewa, devenu aussi capita de la Linéa.
La fin de mon tour du Kivu approche, dans 15 jours je serai aux environs de Shangugu. Demain, faute de pirogue, je reprendrai le brave Philibert – il a …. ( bas de page manquant ! )

A un de ces jours, mon cher papa et ma chère mother, mes plus affectueux baisers pour vous deux et pour toute la famille.

                          Léon

P.S. Je ris comme un bossu. Un de mes soldats, seul dans sa hutte, répète à haute voix ( avec réflexions souvent comiques ) ses règlements…Il fait nuit depuis 5 minutes ; pas de moustiques ici, il fait trop froid…
Et je cesse pour de bon. Encore mes excuses de ne pas écrire à tous, je pense bien à eux et les embrasse bien fort.
Encore mes meilleurs baisers ; j’attends le courrier…j’espère qu’il y aura une longue lettre.

                            Léon

En savoir + ?
Léon, dans cette 11ème lettre, critique assez vertement les méthodes et moyens de l’installation des plantations du Prince de Ligne et donne quelques avis sur la colonisation telle qu’il la voit.
Le discours du Gouverneur Pétillon, en accès ci-dessous, est bien plus tardif mais néanmoins intéressant parce que dans la suite des débuts vécus par Léon à l’île d’Idjiwi, montrant que les mentalités n’ont guère évolué sur le fond.

« Discours du Gouverneur Pétillon – 28 Juillet 1956 »

Et si on dansait ?
Bolingo Ya Bouge – Kwamy

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Armes de la maison de Ligne
D'or à la bande de gueules.
Manteau de gueules, doublé d'hermine, sommé de la couronne de Prince du Saint-Empire.
Toison d'or au bas.


1925 - Le Mwami Musinga, la Reine-Mère Kanjogera
et Eugène Prince de Ligne.

Né en 1893, le Prince Eugène de Ligne (Eugène II) est, à la mort de son père Ernest de Ligne, le onzième prince de la lignée datant du XIe siècle. Diplômé en philosophie et lettres, il devient diplomate après la guerre 14-18.

Dans les années 20, il entreprend de reconnaître les voies terrestres entre la Belgique et le Congo, appuyé par le gouvernement belge (il est, avec sa femme, Philippine de Noailles, un passionné de voitures).
Il fonde avec son cousin Albert de Ligne et le roumain Georges Bibescu la société coloniale LINEA, active dans le secteur agricole et minier, les transports et la construction, principalement à l’île d’IDJWI. Ils fera notamment construire un hôpital et se distinguera par ses visées philanthropiques, assez peu appréciées sur le terrain à l’époque.
En 1947, de Ligne devient le 1er ambassadeur de la Belgique en Inde indépendante et se lie d'amitié avec Nehru et Mountbatten. En 1955 il devient ambassadeur en Espagne.
Il retourne à son cher Kivu début 1960 avant de décéder à Beloeil le 26 juin de la même année.


Il laisse des mémoires en deux tomes, riches d’histoires, anecdotes, impressions et réflexions fascinantes : La roue d’Açoka, ou le réveil de l’Asie vu du relais de Delhi, Brussel, M. Weissenbruch, 1959 et Africa, ou l’évolution d’un continent vue des volcans du Kivu, Brussel, Librairie Générale, 1961.


Le 24 juin 1975, Eugène et Philippine de Ligne ont été reconnus «Justes parmi les Nations»

Sources :
https://www.kaowarsom.be/fr/notices_de_ligne_prince_eugene
https://righteous.yadvashem.org/?searchType=righteous_only&language=en&itemId=4042715&ind=NaN

Alphonse Emile Marie CLAIRBOIS (1888-1931) partit pour sa première mission (cartographique) au Congo début 1914. Mobilisé, il combattit les allemands et gagna ses galons de sous-lieutenant en janvier 1916.
Son deuxième mandat, de 1918 à 1920, s’accomplit à la Force Publique dont il devint capitaine.
Lors du troisième mandat de 1921 à 1924, il prit le commandement de l’artillerie du fort de Shinkasa.
Le dernier mandat l’emmena à Usumbura toujours membre de la Force Publique.

Il entreprit ensuite une carrière civile en tant que Directeur Administrateur de la Linea (une des nombreuses sociétés fondées par le Prince Eugène de Ligne au Kivu et à l’île d’Idjwi).

Le Mwami Bahole fait partie de la 2éme dynastie Sibula régnant sur Buhavu (Kivu) . Bahole I (Nsibula III Kihunga) succède au Mwami Rushombo (Bamanyirwe III La Ntale) en 1928.
Cette seconde dynastie est le fruit d’un inceste, rejetée par la première, celle des Bahande.
Elle règne sur les Bashis.

Kilongozi (au pluriel bilongozi, vient du verbe swahili Kuongoza signifiant diriger) indique le surveillant des travaux. Durant la période coloniale, le kilongozi est un agent indigène chargé d’assister le sous-chef dans son travail. Il signifie aussi «chefs de porteurs» et est alors synonyme de niampara.
Kilongozi est par ailleurs une ville du Congo, province du Maniema.