Lettre 38

Cette lettre (la 30ème dans le livre) a été découverte parmi les manuscrits originaux transmis par Gaëlle Haulet et était inédite sur le site jusqu’à présent.

Masisi, le 24 novembre 1929

Ma bien chère mother,

Grand merci de ta bonne lettre du 6 octobre, avec tous les détails comme tu m’en donnes ordinairement et que tu persistes, à tort, je t’assure, de qualifier de « bavardage peu intéressant » – bavardage si tu veux, mais qui m’intéresse bien fort et me fait bien grand plaisir.

Je suis content que Tensette et Lilice aient pu faire un bon séjour à Liège. 43 kg ! C’est vraiment peu, ce n’est rien si elle se porte bien et il ne faut pas désespérer qu’elle se fortifie un jour … voir tante Luce !

Pauvre oncle Fernand – sa situation ne s’améliore guère et si Linette (a de nouveau des misères avec sa jambe, ce n’est pas fait pour rendre sa vie plus joyeuse.

J’ignorais le retour de Loulou en Belgique jusque ta lettre de la mer et encore plus son nouveau départ pour Salonique – il ne m’écrit plus du tout.

Je suis à Masisi et j’attends des porteurs et des vivres pour partir dans les environs des lacs Mokoto et de là, vers Rutshuru ; je ne compte pas aller vers Pinga où la forêt est trop dense.

Nous avons eu des difficultés dernièrement, Hermans et moi, à cause de vivres et porteurs ; le pays ne change pas et est toujours aussi boueux, accidenté et couvert de matete, et on avance fort lentement . Je suis venu jusque Masisi pour régler toutes sortes de questions et surtout envois de vivres et relèves des porteurs avec l’administrateur ; je pense que cela ira mieux maintenant. Masisi est un poste très peu agréable – l’accès en est difficile, une route… un sentier plutôt, terrible – le poste est installé sur de petits éperons déboisés et débroussés dans la forêt, pas un m2 de plat, pas une promenade à y faire : c’est tellement accidenté et glissant qu’on a bien de la peine à aller d’une maison à l’autre ; il pleut tous les jours – toute l’année, paraît-il – on est entouré de montagnes boisées ; la foudre tombe souvent et il « craque » tous les jours. Il fait mort et humide.

Personnel blanc : un administrateur et un commerçant… et quelques missionnaires protestants à 1h 1⁄2 du poste qui ne causent que Kiswahili et… suédois ! Postes à proximité : Walikale : 6 jours (2 grecs et un agent de l’état) – Pinga : 4 jours avec une dizaine d’officiers et sous-officiers plus quelques dames. Le lac Kivu est à 4 jours, mais les routes sont partout tellement mauvaises que le moindre voyage est une expédition. Quel pays ! Il y a peu de vivres et pas de bétail. Le climat est frais mais humide.

Il y a ici une grande école avec environ 80 élèves, de jeunes gamins et des instituteurs noirs. C’est assez bien – un espèce de pensionnat, mené militairement ; les gosses n’y apprennent pas grand-chose, mais assez pour des noirs ! A la fin de chaque classe, ils entonnent une petite chanson, tantôt ils hurlaient la Madelon ! en français !!

Le commerçant fait ici le commerce d’ivoire ; il n’y en a pas mal (éléphants tués par les indigènes au piège ou à la lance, ou ivoire trouvé) et cela rapporte bien ! Masisi est la limite de la chefferie d’André Kalinda 30.1 dont les gens se rapprochent encore fort des races des T.O. avec mêmes mœurs – bétail – haricots etc… et les huttes rondes… Ici, on voit déjà les huttes en forme d’œufs, fort allongées et les cases rectangulaires, puis une tout autre race, mangeurs de riz et de farine de banane, plus propres surtout et plus civilisés ; beaucoup savent lire et écrire et c’est souvent ennuyeux ; ils sont à l’affût de crayons et papier et écrivent des billets à tous propos…

Un bonhomme présente, par exemple, un papier… on le prend, évidemment croyant à un message ; il y est marqué : « mimi X… mototo ya Y… nataka Ragi » i.e. « moi X, fils de Y, je veux du travail » ou autres stupidités pareilles… c’est évidemment le porteur du mot qui l’a écrit et c’est lui qui veut du travail et vous regarde avec un sourire béat au lieu de parler !
Les chefs sont presque tous « lettrés » et l’administrateur est inondé de billets… comme ils sont lettrés et demi-civilisés, ils sont plus commerçant que chefs.

Fini, ici, les belles draperies du Ruanda. C’est l’habit « européen » dans lequel le nègre le plus beau est grotesque et… ici, ils ne sont pas beaux. En général, la race est assez robuste ; les montagnes et la forêt donnent toujours une race plus saine que la plaine. Je vais recevoir des jeunes de cette race, « les warianga », comme porteurs. On verra s’ils sont à la hauteur de leur réputation ! Pour le moment, la dame de l’administrateur, une hasseltoise (je pense de « Kloemelde » gens) attend famille, le docteur de Pinga est ici… depuis un mois et une missionnaire protestante accoucheuse – comme le docteur s’ennuie terriblement, on se demande qui attend la délivrance avec le plus d’impatience…L’administrateur, un agent territorial f.f. est un gantois, très peu aimable… assorti au pays !

Grande nouvelle : l’autre jour, je descendais d’un signal et j’arrivais dans le village où mon cuisinier était resté soigner ses rhumatismes… et Philibert, et je vois que la femme (n° 2) du cuisinier était malade. Elle était grosse depuis quelques temps, mais cela ne me semblait pas urgent et le cuisinier prétendait que le moment n’était pas venu encore…Une heure après, remue- ménage dans les huttes derrière ma tente et un quart d’heure après, le vieux Makusuri venait m’annoncer son 3ème enfant, un fils.

Le lendemain matin, la femme était très bien et voulait déjà accompagner la caravane avec le bébé sur le dos ! Le gosse est très bien – je l’ai baptisé « Mopaka » parce qu’il est né en service des hommes des frontières : les « watu na mopaka ».

Évidemment, j’ai été moralement obligé de distribuer des matabiches pour fêter cet heureux événement ! j’ai laissé mon cuisinier en arrière (et mon boy ex-cuisinier du temps de misère se fait secouer !) car, si résistante que soit la femme noire, je ne voulais pas laisser trimbaler la mère par des chemins comme par ici, le lendemain de ses couches ; eux trouvaient cela tout naturel !

Voici une mauvaise petite photo qui montre que les éléphants d’ici ne sont pas de petite espèce. Celui-ci n’avait qu’une pointe de… 35 kg. Le vainqueur est un italien qui a eu la mauvaise idée de s’installer comme colon non loin d’ici, dans un bas-fond très humide… et comme en dessous ce n’est que de la boue, il doit faire ses plantations à flanc de montagne en terrasses !

Je suis content que mes affreuses photos ont tout de même eu leur petit succès – jusque maintenant, Hermans n’a rien fait de mieux ! Mais il est temps de cesser – je pense qu’on aurait difficile à me battre sur le terrain du bavardage une fois que je m’y mets !

Au revoir ma chère mother, encore merci de ta bonne lettre et bonne année ! Reçois tous mes plus affectueux baisers.

                                                     Léon


Un tableau de correspondance entre la numérotation des lettres du livre et celles publiées sur le site est visible à la page https://haulet.be/correspondance-des-lettres-site-livre/


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Avec le caoutchouc et les mines, l’ivoire a été une des richesses les plus exploitées aux débuts du Congo. Le commerce de l’ivoire avait déjà commencé dès le XVIIIe siècle avec les commerçants arabes, en même temps que le trafic des esclaves.

En 1897, sous l'E.I.C. (Etat Indépendant du Congo), les exportations les plus importantes étaient les suivantes :

TonnesValeur
Caoutchouc
1,785,378 t

8,926,890 f
Ivoire
300,209 t

6,004,180 f
Noix palmistes
4,800,885 t

1,200,221 f

Huile de palme

1,334,870 t

694,132 f
Café
223,756 t

402,760 f

On considère que, entre 1880 et 1926, l’exploitation forcenée a été réduite de moitié, en réaction aux campagnes de dénonciation de l'exploitation de la colonie.

L’exportation d’ivoire reste une ressource importante pour la R.D.C. malgré les restrictions de plus en plus sévères partout dans le monde.

https://www.ifaw.org/fr/campagnes/interdiction-commerce-ivoire-europe

Léon n'aime pas la région de Masisi pourtant bien verte et agréable en saison.

Située au Nord-Kivu, elle est actuellement ravagée par des conflits armés autour des mines de coltan.

En mai 2023, plus de 140 creuseurs artisanaux clandestins sont décédés, coincés dans une mine de coltan à Bisunzu, dans la région de Rubaya à Masisi, à la suite d'un éboulement.

https://www.sosmediasburundi.org/2023/05/08/masisi-au-moins-148-morts-dans-un-site-minier/

Linette est le surnom d'Angelina Davaux. Elle était l'épouse de Fernand Magis, frère de la défunte Hortense Magis ainsi que de Lucie et Irma Magis (2ème épouse de Léon-Félix Haulet).
Des impertinents la surnommaient, et la surnomment toujours, tante "clignette" étant donné un tic affligeant ses yeux... (je ne citerai pas de noms !).